24 décembre 1979 au Tchad: les responsables de l’orphelinat Bakan-Assalam se préparent à fêter Noël. Mais la guerre fait rage et les conditions sont bien difficiles. Soudain, quelques enfants entrent précipitamment en criant: «Il y a un soldat dehors! Il regarde dans nos cases!» Quelques secondes plus tard, on frappe effectivement à la porte et un officier libyen fait irruption dans le bâtiment. Dehors, quelques soldats sont groupés autour du camion militaire, attendant des ordres.

L’arrivée des soldats n’est pas une surprise pour les responsables. La situation est tendue. A la guerre civile s’ajoute un conflit avec le voisin libyen. Depuis des années, les populations vivent dans un climat d’insécurité. Les routes sont dangereuses, les transports aériens sont souvent interrompus, les liaisons avec la capitale N’djamena sont coupées. Beaucoup souffrent de la faim.

Les étrangers sont priés de quitter le pays

Et dans l’orphelinat Bakan-Assalam, situé dans la partie désertique de l’Est du pays, près de la frontière du Soudan, la situation est dramatique. Les réserves de nourriture diminuent dangereusement de jour en jour. On attend depuis longtemps l’arrivée d’un camion de vivres, de vêtements et divers matériels, parti de France. Il y a peu d’espoir qu’il arrive un jour. Sans doute a-t-il été saisi par des soldats quelque part dans ce vaste désert.

Il y a en effet des militaires partout. Les étrangers sont priés de quitter le pays. Les deux femmes, responsables de l’orphelinat Bakan-Assalam, refusent de partir.

Comment pourraient-elles se résoudre à abandonner les dizaines d’enfants qui leur ont été confiés et qui dépendent d’elles pour leur survie? Elles sont venues au Tchad dans l’unique but de servir le Christ et leur prochain, et elles sont prêtes à continuer leur mission quels que soient les dangers.

« Bakan-Assalam »: « lieu de paix »

Cet orphelinat, fondé par la Mission protestante franco-suisse du Tchad en 1954, accueille des enfants, pour la plupart orphelins de mère, morte en couche, afin de les sauver d’une mort certaine. Le but est de les garder tout le temps nécessaire pour assurer leur survie, puis de les replacer dans leurs foyers dès que leur situation le permettra.

Mais parfois, la famille ne peut plus les accueillir, et il faut les garder longtemps, leur assurer une scolarisation et une formation professionnelle, les préparant ainsi à affronter leur avenir aussi bien que possible dans ce pays parmi les plus pauvres du monde.

Bakan-Assalam veut dire «lieu de paix», et dans la tourmente des conflits qui s’enchaînent, ce nom prend tout son sens, comme le raconte Danielle Gounon, qui a bien connu l’orphelinat Bakan-Assalam et sa fondatrice Marguerite, secondée par sœur Erika. Mme Gounon a passé 34 années au Tchad comme infirmière mais aussi comme institutrice dans des missions évangéliques, et dans son livre «La Caravane» (Éditions «La Ligue pour la Lecture de la Bible»), elle relate cette anecdote absolument authentique:

Un risque constant d’attaques meurtrières

Quelques jours avant Noël 1979, les responsables sont confrontées non seulement à une pénurie de denrées alimentaires et autres mais aussi à un risque constant d’attaques meurtrières. Parfois, des obus tombent tout près des bâtiments.

Pour survivre, elles sont contraintes de vendre ce qui n’est pas absolument indispensable: des matériaux qui devaient servir à des travaux d’entretien, même une vieille voiture… Le but est de tenir le temps qu’il faudra, de pouvoir chaque jour donner à manger aux 16 enfants qui restent. Quelque temps auparavant, il y avait 80 enfants de tous âges, mais la plupart ont pu regagner leurs familles respectives… Les plus grands font tout ce qu’ils peuvent pour aider les femmes responsables. Ainsi, par exemple, deux d’entre eux, sans rien dire, ont réussi à vendre au marché d’Abéché des journaux ainsi que des boîtes et des bouteilles vides. Ils sont tout fiers de rapporter les quelques petites pièces qu’ils ont ainsi gagnées.

C’est dans ces conditions de pénurie et d’insécurité que les deux responsables essaient malgré tout de préparer Noël pour les enfants. Mais c’est donc le 24 décembre, juste après un simple repas de riz, accompagné d’une omelette qu’elles ont pu préparer grâce à des œufs apportés par des voisins généreux que, soudain, un camion militaire s’arrête devant les bâtiments. Un officier libyen se présente à la porte:

«Assalam Alleikum!» La salutation traditionnelle, un vœu de paix, difficile de savoir si c’est de l’ironie ou un souhait réel dans ces temps de guerre!

Ensuite, les questions s’enchaînent:

«Que se passe-t-il ici? Qui êtes-vous? Qui sont ces enfants?»

Calmement une des femmes explique la raison de leur présence dans ces lieux, qu’elles travaillent dans cette mission depuis bien longtemps et qu’elles sont responsables de ces orphelins.

– Pourquoi faites-vous cela?

– Parce que nous sommes les servantes de Dieu et de tous les hommes.

L’officier écoute en silence, puis demande à visiter les lieux, et sous la conduite des responsables, il parcourt les divers bâtiments, s’intéressant à tout.

Après la visite, les soldats repartent sans faire de commentaire et c’est avec un soulagement certain que les deux femmes voient la voiture militaire s’éloigner.

Des cartons remplis de vivres !

Mais le lendemain matin, le jour de Noël, à nouveau, le grondement d’un camion attire leur attention et tout le monde se précipite dehors, craignant le pire.

C’est effectivement un véhicule de l’armée libyenne, et le même officier que la veille, entouré de quelques soldats. Mais à la surprise générale, les soldats sautent du camion et commencent à décharger des cartons remplis de vivres. Il y a là du riz, du sucre, de la farine, des biscuits, des rations de l’armée et même du fromage suisse, de quoi préparer un véritable repas de fête et des réserves pour les jours à venir! Et avant de repartir, l’officier leur tend une enveloppe. «C’est pour acheter de la viande, dit-il, mes soldats ont collecté cet argent entre eux.»

Les responsables de Bakan-Assalam ont à peine le temps de dire merci que les soldats repartent. Pour tous, c’est un véritable miracle, et c’est aussi l’occasion d’inviter les voisins pour un repas de Noël inattendu, un moment de partage et de joie qui prend un relief tout particulier en ces temps troublés, à l’ombre de la guerre.