Hans Christiansen avait connu la misère. Habitué à dormir sur une paillasse, ne mangeant que rarement à sa faim, ce fils d’un ouvrier agricole danois grandissait avec l’idée que seuls les riches pouvaient être heureux. Son rêve était donc de faire fortune. Comment, il ne le savait pas, mais courageux et travailleur, il était déterminé à se frayer un chemin dans un monde sans pitié.
Comme il avait beaucoup souffert de ne posséder qu’une paire de sabots pour se chausser, il apprit tout seul le métier de cordonnier. Seulement, la fortune espérée n’étant pas au rendez-vous, à l’âge de dix-sept ans, il réunit toutes ses économies et partit pour l’Amérique, répondant à l’appel d’un oncle qui des années auparavant avait choisi d’émigrer vers le «Nouveau Monde».
Mais l’Amérique déçut le jeune Hans. Pour un qui réussissait, il en voyait bien d’autres qui menaient une existence misérable. Il réussit péniblement à mettre de côté quelques centaines de dollars puis, au bout de deux ans, il choisit de rentrer au pays.
Il trouva du travail dans une société du bâtiment dans la capitale danoise. Le métier lui plut, et de responsabilité en responsabilité, il fraya son chemin au sein de l’entreprise. Mais il vivait dans un quartier pauvre où régnait la misère. Lui qui avait connu la souffrance avait envie d’aider les autres, et pendant tout un temps, il s’engagea dans des œuvres philanthropiques.
Vingt années de succès…
Au bout d’un long temps où il connut son lot de revers mais aussi de succès, il put acquérir une entreprise du bâtiment, qui rapidement devint fructueuse. Pendant une vingtaine d’années, il brassa ainsi de grosses affaires, amassant cette fortune dont il avait si souvent rêvé dans sa jeunesse. Mais en même temps, la pensée d’aider les autres s’estompait peu à peu. La vie trépidante qu’il menait l’absorbait totalement.
Cependant, l’existence ne se déroule pas toujours comme prévu. Hans venait de franchir le cap des soixante ans lorsqu’une série d’événements changea brusquement le cours de sa vie. Une entreprise avec laquelle il coopérait étroitement fit faillite, en entraînant dans sa chute plusieurs autres dont la sienne.
Du jour au lendemain, pratiquement, il perdit toute sa fortune. La seule chose qui lui restait était un hectare de terrain vague, à Norrebro, dans la partie nord de Copenhague, connue pour la grande pauvreté qui y régnait, où beaucoup de familles nombreuses s’entassaient dans de véritables taudis de deux ou trois pièces, et où les enfants étaient trop souvent abandonnés à eux-mêmes, n’ayant que la rue pour jouer.
La source du bonheur : aider les autres !
La faillite fut comme un coup de massue pour cet homme qui s’était cru enfin définitivement à l’abri financièrement. Dans un premier temps, il fit de la dépression, puis, soudain, une sorte de déclic se produisit.
Il réalisa en un instant que ces vingt années de prospérité ne lui avaient nullement apporté le bonheur qu’il recherchait. Alors, se dit-il, peut-être ce revers serait-il l’occasion d’un nouveau départ, une nouvelle étape de sa vie où, au lieu d’amasser pour lui-même, il partagerait enfin avec tous les démunis, notamment dans ce quartier difficile de Norrebro.
Il commença par emménager lui-même dans un modeste logement tout près de son terrain, puis, travaillant à nouveau pour gagner sa vie, il utilisa tout l’argent qu’il put mettre de côté pour installer sur celui-ci, dans un premier temps, des balançoires, des cabanes construites avec de vieilles caisses et quelques autres jeux pour les enfants de Norrebro.
Mais les jeux n’étaient pas le but. Le projet de Hans Christiansen allait bien au-delà de quelques moments de détente pour ces jeunes défavorisés. Il voulait surtout leur apprendre un métier et aussi leur inculquer ce qu’il venait de redécouvrir pour lui-même: que la source du bonheur ne se trouvait nullement dans la possession d’objets mais dans ce que l’on pouvait faire pour les autres.
En se promenant dans les rues de Norrebro, il remarqua –et c’était le regard de l’ancien cordonnier– que beaucoup portaient des chaussures complètement usées, tout à fait insuffisantes pour les protéger du froid et des intempéries des hivers danois. Il eut alors une idée. Il savait parfaitement que beaucoup de personnes mettaient au rebut des chaussures qui pourraient très bien être réparées et resservir. Il alla donc trouver des chiffonniers de la ville qui pratiquaient la vente de vieilles chaussures et leur exposa son projet. Ceux-ci furent d’accord pour lui céder gratuitement des lots entiers de souliers d’occasion qu’ils n’arrivaient pas à écouler.
Le «club de secours de la chaussure»
Dans les cabanes rudimentaires construites sur son terrain, il installa alors un atelier de réparation de chaussures qu’il surnomma le «club de secours de la chaussure». Ces souliers devaient ensuite être donnés gratuitement aux plus nécessiteux.
Ce fut un succès inespéré. Les jeunes du quartier venaient de plus en plus nombreux s’initier ainsi à la cordonnerie, et dès que la nouvelle fut connue, on fit la queue devant le club pour obtenir des chaussures gratuitement.
Un journal de la capitale fit un récit enthousiaste de l’expérience de Hans Christiansen, et une foule de lecteurs, voulant participer à l’action, lui envoyèrent alors des chaussures usagées.
En quelques années, près de 10000 paires de chaussures furent ainsi réparées et distribuées.
Devant la réussite de l’entreprise, Hans Christiansen étendit le champ d’action de son «club»: il ouvrit des ateliers pour réparer des vêtements usagés puis, pensant au nombre d’habitants âgés de Norrebro qui vivaient seuls, il commença à organiser des visites à ceux qui le désiraient: ainsi, des jeunes allaient passer un moment avec les plus âgés, leur tenant compagnie, leur racontant des nouvelles du quartier, ou leur faisant la lecture du journal ou d’un livre…
Lorsque Hans Christiansen, à la fin des années 1950, à l’âge de 78 ans, raconta son expérience à un journaliste, il était certain d’une chose: pour rien au monde, il ne voulait recommencer à «brasser des affaires», à s’enrichir…
Ses quelque vingt années de prospérité lui apparaissaient comme une période irréelle, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
«Ma véritable vie, conclut-il, a commencé au moment où j’ai brusquement perdu ma fortune… Maintenant, je suis l’homme le plus riche du Danemark».