Sur les routes peu sûres de 1780, ces années troublées qui précédaient la Révolution, un homme monté sur une jument pommelée, avançait de manière résolue en direction de Paris.
Cela faisait près de trois semaines qu’il avait quitté le village de Saint-Georges-de-Didonne, petit port à l’embouchure de la Gironde, pour une mission de la plus haute importance.
Cet homme était le pasteur Jean Jarousseau.
Depuis la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, la persécution religieuse déchirait toujours le pays. Après les dragonnades, où des soldats qui logeaient chez des protestants avaient reçu l’ordre d’user de violence pour faire abjurer le plus grand nombre, la persécution continuait sous d’autres formes.
A certains moments on pouvait voir passer, le long des chemins, de longues files d’hommes –et parmi eux des enfants de huit ans– traînés au bagne, la chaîne aux pieds. Quant aux femmes, on les enfermait dans des couvents ou, pour certaines –jusqu’en 1766– dans la tristement célèbre Tour de Constance à Aigues-Mortes où la plupart périrent.
Le pasteur Jarousseau menait un combat constant pour que cesse l’intolérance et que triomphe enfin la liberté de conscience pour tous.
Arrêté lui-même et consigné à son domicile, il avait réussi à obtenir un passeport l’autorisant à se rendre à Paris où il demanderait une audience au roi Louis XVI.
La jument qu’il montait s’appelait Misère. Elle était devenue sa propriété par un concours de circonstances peu banales.
Pourquoi frappes-tu ainsi ton cheval ?
Vivant avec son épouse et leurs six enfants dans la pauvreté, le pasteur n’aurait jamais pensé qu’un jour il aurait pu acquérir un cheval. Mais voilà que sa femme avait économisé pendant de nombreux mois sur les ressources très modestes du foyer pour permettre à son mari de s’acheter un nouveau chapeau, l’ancien étant dans un triste état après de longues années d’utilisation. Lorsqu’elle eut réussi à mettre de côté un louis, J. Jarousseau se mit en route pour la foire de Saujon pour effectuer son achat.
Mais en chemin, cet homme généreux et toujours prêt à donner à plus démuni que lui, avait rencontré une femme en détresse dont le mari était malade et un des enfants mourant. Sans hésiter, il avait donné à la pauvre femme le louis si durement gagné.
Une année plus tard, après bien des sacrifices pour économiser un nouveau louis, il repartit, bien décidé cette fois, à trouver un chapeau. Mais juste avant d’arriver à Saujon, il aperçut une jument attelée à un chariot, mourant de fatigue et tombée sous le brancard au bord d’un fossé. Son maître, marchand nomade, la rouait de coups de bâton pour la faire lever, mais la pauvre bête n’en pouvait plus.
– Mon ami, dit le pasteur, pourquoi frappes-tu ainsi ton cheval ? Ne vois-tu pas qu’il va mourir?
– Pour l’aider à en avoir plus tôt fini, répondit le marchand, en redoublant de coups.
– Veux-tu me vendre ta bête? reprit doucement le pasteur.
– Combien voulez-vous payer?
– Un louis».
Le marchand accepta, et le pasteur repartit chez lui, toujours avec son vieux chapeau sur la tête, et tirant derrière lui un cheval squelettique en si mauvais état qu’il avait du mal à tenir debout.
Mais, objet de soins attentifs, la bête se remit, et avec le temps se développa entre la jument, appelée Misère en souvenir de cette première rencontre, et le pasteur, une amitié sans faille. Dotée d’une grande intelligence, Misère apprit vite à rendre service.
Lors des «assemblées au Désert», ces rencontres clandestines, souvent nocturnes, dans des endroits retirés, où les protestants célébraient l’office défendu, Misère apprit à «monter la garde». Elle sentait de loin le danger et hennissait de manière spéciale pour avertir dès qu’elle voyait des hommes en uniforme s’approcher. Elle sauva ainsi à plusieurs reprises le pasteur et les fidèles des terribles dragons du roi qui, soudain, faisaient irruption arrêtant les pasteurs, séparant les enfants de leurs parents, les femmes de leurs maris, dans le but de les convertir de force au catholicisme.
Un piège sournois
C’est accompagné de sa fidèle jument que le Pasteur Jarousseau se rendit à Paris. Il était muni d’une précieuse lettre de recommandation auprès du ministre Malesherbes, qu’il avait obtenue lorsqu’un jour il avait offert l’hospitalité à un certain marquis de Mauroy, cousin lointain du ministre. Confiant dans la réussite de sa mission, il ne se doutait pas du piège qui l’attendait dans la capitale.
Arrivé le soir dans les rues mal éclairées de la grande ville, il errait à la recherche d’une auberge lorsqu’un jeune homme lui proposa ses services. Se disant frère d’un aubergiste, il prit les rênes du cheval et invita le pasteur à le suivre à pied. Mais à peine celui-ci eut-il mis pied à terre que l’autre enfourcha sa jument et partit au galop emportant tout, y compris la lettre de recommandation et le discours qu’il avait si soigneusement préparé pour le roi.
Il trouva heureusement quelques pièces dans sa poche, ce qui lui permit de trouver un gîte pour la nuit.
Le lendemain, il écrivit une lettre au ministre Malesherbes, et tenta de reconstituer le discours destiné à Louis XVI. Les jours passaient sans qu’il reçoive de réponse de Malesherbes, et à la fin, il se rendit à l’hôtel du ministre. Celui-ci avait bien reçu son message, mais comme le pasteur avait oublié d’indiquer son adresse à Paris, il n’avait pu lui répondre. Il lui raconta sa mésaventure ; le ministre prit note de tous les détails et confia l’affaire à un de ses subalternes.
Avec l’aide de cet homme influent, le pasteur obtint l’audience tant espérée auprès du roi Louis XVI. Reçu au château de Versailles, il put exposer au souverain la situation difficile et injuste des protestants.
Le lendemain matin, lorsque le pasteur Jarousseau sortit de son hôtel, sa surprise fut grande de découvrir là, sa jument sellée et bridée. Un exempt de police tenait la bride du cheval, et derrière lui, une patrouille du guet gardait à vue le voleur.
Dans la sacoche, seul manquait le discours préparé pour le roi. A sa place avait été glissée une tabatière en or avec cette inscription: «Donné par Malesherbes au pasteur Jarousseau». Il y avait aussi une forte somme d’argent, don du roi pour payer les frais du voyage et distribuer des aumônes aux pauvres de la paroisse du pasteur.
«M. Jarousseau, je vous arrête !»
Mais sa plus grande surprise vint du récit du voleur. Il avait été arrêté peu après son vol devant l’auberge où il devait passer la nuit. Voyant le cheval, un exempt de police l’avait aussitôt pris par le collet
«M. Jarousseau, avait-il dit, je vous arrête!»
Le jeune homme eut beau protester, il fut conduit à la Bastille. C’était le piège préparé pour le pasteur J. Jarousseau. L’exempt de police ne put que confirmer le récit du jeune homme:
– L’Intendant de votre province, dit-il, vous avait signalé comme un prédicant dangereux, et le lieutenant de police avait donné votre nom à tous les hôtels pour vous faire arrêter à votre arrivée à Paris, mais on a reconnu plus tard, à ce qu’il faut croire, l’erreur de cette dénonciation, puisqu’on m’a donné l’ordre, au contraire, de vous traiter avec respect et de vous prêter assistance au besoin.»
– Dieu est deux fois bon, conclut le pasteur en joignant les mains. Si ce jeune homme ne m’avait «emprunté» ma jument, emprunt un peu forcé à la vérité, je serais à l’heure qu’il est, et peut-être pour le reste de ma vie au fond d’un cachot».
Et sur ces paroles, heureux d’avoir accompli sa mission, le pasteur Jarousseau enfourcha Misère, sa jument retrouvée, et prit le chemin du retour.