C’est l’un des joyaux du patrimoine gastronomique français, un symbole de la richesse des terroirs de notre pays. Deuxième aliment, derrière le pain, le «plus essentiel» aux yeux de nos concitoyens et dont ils pourraient le moins se passer, le fromage est une fierté nationale autant qu’une filière économique importante présente sur 80% de notre territoire. La France est le pays au monde qui consomme le plus de fromage (25 kg par habitant), mais également celui qui en produit le plus (2 millions de tonnes) et en exporte le plus (35% de sa production).
Pourtant, au-delà de sa belle apparence, le plateau de fromage hexagonal, riche de quelque 1200 spécialités, serait aujourd’hui en danger! Et ce, à commencer par « la crème de la crème » en matière de goût, de saveurs, de savoir-faire et de qualité: les Appellations d’Origine Contrôlée (AOP)! Comté, Roquefort, Reblochon, Cantal et autres Camembert ou Chabichou, seraient-elles en passe de disparaître ?
96% des Français déclarent en manger régulièrement, un sur deux en consomme même quotidiennement, quand 40% préfèrent finir leur repas avec un bon fromage plutôt qu’un dessert. Et contrairement à une idée reçue, ce sont les jeunes qui aujourd’hui l’apprécient le plus! L’histoire d’amour entre les Français et leurs fromages n’est pas nouvelle, mais toujours bien réelle, à tel point que désormais des «bars» entièrement consacrés à ce pilier de la gastronomie ouvrent leurs portes, un peu partout dans l’Hexagone. Le concept est simple: les plats, les menus y sont entièrement pensés autour du fromage!
La France : le pays du fromage !
Frais, crayeux ou crémeux, à pâte pressée, cuite ou non, molle, lavée, persillée… au lait de vache, de chèvre ou de brebis, «la diversité et la richesse fromagère française sont à nulle autre pareilles dans le monde…» affirme, sans ambages et avec conviction, Philippe Aléosse, premier Maître artisan fromager affineur de France.
Et en fromage, il s’y connaît, lui, qui après avoir grandi sur les côtes bretonnes, en face de Groix, est parti avec son père à la rencontre des meilleurs producteurs de fromages dans toute la France, puis a repris la crèmerie-fromagerie familiale où il affine depuis trois décennies, dans ses caves au cœur de la capitale, des fromages fermiers venus de tous nos terroirs.
«Ici on voyage des Pyrénées au Jura… en passant par la Franche-Comté, la Savoie, l’Auvergne, puis on va en Provence ou en Normandie…», explique ce passionné du vrai fromage qui s’est donné comme mission «non seulement de perpétuer le savoir-faire traditionnel de l’affineur, mais aussi de protéger et de pérenniser tout l’amont du métier».
Une réussite économique mais…
Or c’est bien par l’amont de la filière fromagère que le péril semble poindre! Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la cause de cette menace est le label officiel pensé et créé, il y a maintenant près d’un siècle, pour justement garantir et valoriser économiquement le meilleur de nos terroirs: l’«AOP».
Pourtant, à première vue, le constat semble loin d’être alarmant, il paraît même très positif. Une récente étude montre ainsi que l’AOP remplit parfaitement, via les 46 fromages bénéficiant de sa reconnaissance, son rôle de valorisation économique dans la filière. Ainsi, par exemple, alors qu’un fromager propose en moyenne 118 références, les AOP représentent plus de 50% du chiffre d’affaires dans trois boutiques sur quatre! Et pour l’ensemble de la filière, l’AOP semble jouer ainsi son rôle économique. Mais c’est sur l’autre volet du label que le bât blesse: «Aujourd’hui, certaines appellations d’origine ne sont plus qualitatives et n’apportent aucune garantie aux consommateurs!» déplore et dénonce François Bourgon, Meilleur ouvrier de France et Maître affineur-crémier.
Une qualité de terroir
Ainsi, cet automne, F. Bourgon a décidé de retirer toute mention d’appellation protégée de sa crémerie renommée à Toulouse, pour ne plus proposer à la vente que des fromages dont il garantit lui-même la provenance et la qualité!
Pourtant, comme il est de rigueur pour tout label de qualité, seule une petite partie de la production fromagère française (10% environ) peut se prévaloir d’une AOP. Car, que ce soit pour le Munster, le Rocamadour, le Beaufort ou la Fourme d’Ambert, etc., la typicité découle d’une production inscrite géographiquement et perpétuant des méthodes traditionnelles définies par un cahier des charges précis! Mais c’est justement dans la définition de ce dernier que se révèle le hiatus.
Un cahier des charges sous influence
L’essence de chaque appellation réside dans ce cahier des charges, élaboré et géré par les acteurs de la filière. Or, depuis plusieurs années, de nouveaux entrants ont fait leur apparition, au sein même de la chaîne de production de nos fleurons fromagers!
Ils ont pour nom Lactalis, Savencia, Sodiaal… Des grands groupes industriels laitiers qui, notamment au travers de rachat de fromageries «historiques», entendent peser dans la définition même de la qualité de nos fromages, y compris AOP!
Dès lors, exit ici la clause de production exclusivement au lait cru au profit d’une possible pasteurisation ou là celle d’une race laitière locale singulière nourrie exclusivement à l’herbe, pour un libre arbitre tant de l’espèce que de son alimentation… ou encore nulle obligation de réaliser certaines tâches ou étapes majeures de la production à la main… mais possible mécanisation, etc.
Des fromages aseptisés ?
Les conséquences ne se sont guère fait attendre! La part des fromages réellement «fermiers», réalisés par des producteurs traditionnels, ne cesse de décroître! «70% des fromages AOP sont désormais industriels», affirme même Véronique Richez-Lerouge, journaliste gastronomique, auteur de «Main basse sur les fromages AOP»! Et d’ajouter «Aujourd’hui, quand l’on voit les produits proposés à la vente avec le label AOP, dans la grande distribution, mais aussi hélas chez un nombre grandissant de fromagers, c’est de l’arnaque»! En effet, près de 25% des fromages AOP vendus par les petits crémiers sont désormais issus de fromageries industrielles…
«Il est de plus en plus difficile voire impossible de se faire approvisionner en fromage AOP réellement fermier ou au lait cru!», déplorent nombre de petits crémiers-fromagers. «On a l’impression que les industriels sont en quasi monopole»! Pour certaines AOP, cela n’est d’ores et déjà plus une impression… mais une réalité alarmante. Ainsi, il n’est plus que 6% de la production de Maroilles qui soit fermière, 4% pour le Pont-l’Évêque, 1% pour l’époisses et 0% pour le Bleu des Causses!
Lait cru et vision élitiste
Que dire, dès lors, de la confusion qui règne dans les rayons de supermarchés, où derrière des noms qui fleurent bon le terroir, se cache une production industrielle?
«Ce ne sont plus les hommes qui font le fromage, mais les machines… Dans les rayons des supermarchés, règnent des fromages sans goût, sans saveur et cela gagne! Attention, on n’est pas loin du moment où l’on va basculer dans l’uniformisation totale!», prévient V. Richez-Lerouge, à la tête de l’Association Fromages de Terroirs qui promeut les fromages au lait cru et le patrimoine fromager français.
De leur côté, les industriels qui produisent des AOP se défendent de mettre en péril une partie du patrimoine français, affirmant «Nous ne tirons pas les prix ou la qualité vers le bas», mais reconnaissant toutefois «Certains de nos fromages peuvent avoir un goût moins fort, plus consensuel, pour répondre aux attentes du plus grand nombre de consommateurs».
Un rapide tour d’horizon des divers lieux de vente de fromages permet de confirmer que désormais cohabitent, sous AOP, produits industriels et fermiers, avec chacun leur clientèle et qui semble se satisfaire des caractéristiques gustatives et des prix évidemment bien différents!
«L’AOP ne devrait pas accepter qu’il y ait une telle différence de qualité… L’AOP devrait rester un produit d’exception, de luxe qu’on ne s’offre que de temps en temps avec du très, très bon», affirme V. Richez-Lerouge.
Le comté a trouvé la solution !
Tel n’est pas l’avis de tous: «Pour piloter la filière, on ne peut pas raisonner par la seule qualité élitiste du produit, il y a aussi des enjeux économiques… Rendre, par exemple, l’usage obligatoire du lait cru, c’est courir le risque que les deux tiers des producteurs ne puissent pas respecter le cahier des charges», explique Céline Barrère, secrétaire générale du Syndicat de défense de l’AOP Ossau-Iraty, créé en 1980, pour promouvoir les tommes de brebis du Béarn et du Pays Basque.
Mais dans cette AOP, dont le cahier des charges distingue les fromages «fermiers» (au lait cru, provenant d’un seul troupeau) des fromages «laitiers» (fabriqués en fromagerie à partir de lait collecté et pasteurisé), les dissensions sont réelles!
Car si 12% de la production est bien fermière, 88% est le fait de deux industriels qui se fournissent pourtant auprès de 400 producteurs locaux! Mais 125 autres fermiers (90% des Béarnais) refusent désormais de voir leur production associée au même label AOP que celui des industriels et dénoncent un vol de leur précieux nom d’Ossau!
Une solution est peut-être dans le modèle mis en place par les producteurs de Comté. Numéro un des ventes en fromagerie, le Comté représente à lui seul 25% du tonnage AOP au lait cru! Prônant les coopératives, mais avec un cahier des charges exigeant notamment une collecte de lait dans les 25km autour de la fruitière, l’AOP empêche la concentration industrielle et attise d’autant moins l’intérêt des grands groupes, qui n’y sont que très minoritaires: la qualité y demeure largement garantie!
Soutenir nos artisans fromagers
Alors l’AOP est-elle en danger ? Oui, peut-être à première vue… sauf à considérer que de tels signes de qualité sont d’abord nécessaires pour distinguer le bon du moins bon, dans une logique avant tout de distribution de produits de masse !
L’enjeu qui demeure est la pérennisation de la diversité de nos terroirs et le soutien de nos artisans, via une valorisation adaptée à leur production, et ce au nom de la préservation de notre patrimoine gastronomique… mais aussi pour la satisfaction des papilles des esthètes du fromage !