Personne dans le petit village de Thanh Hoa, au Tonkin méridional, en Indochine, ne s’attendait à la brutalité de l’attaque des Viêt-minh en ce jour de 1946, peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les habitants avaient bien suivi la progression des troupes soutenues par la Chine populaire, mais la réalité du désastre dépassait leurs craintes les plus pessimistes.

Dans ce village paisible, où tout le monde se respectait et s’estimait, ce fut un bouleversement total. Après quelques jours de combats, il ne restait que des ruines, des familles disloquées et une misère inimaginable.

Dans quasiment toutes les familles, il manquait père ou mère et parfois les deux; un nombre impensable d’orphelins erraient à la recherche de quelque chose à manger.

La famille Ngai, installée dans cette région fertile, était l’une des plus puissantes de toute la contrée.

Avant même d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Mme Ngai se trouva dépouillée de presque tout. Son mari fut tué. Son seul crime était d’avoir été à la fois riche et bon.

Leur vaste demeure fut en partie détruite, mais la veuve put continuer à y vivre pendant un temps. Sa seule consolation était de savoir ses deux fils en France, à l’abri de tous ces événements tragiques.

Mme Ngai réussit à sauver du désastre ses bijoux et l’or que son mari avait déposés dans un coffre-fort. Cela représentait encore une fortune qui lui aurait permis de vivre tranquille jusqu’à la fin de ses jours, si elle avait voulu partir s’installer dans un autre pays.

Anéantie par la douleur, elle ne savait que faire. Fallait-il rester dans ces terres de désolation, essayer de reconstruire là une nouvelle existence en tentant d’oublier son malheur…?

La mort ou une vie de misère…

Mais Mme Ngai aimait son pays et était fortement attachée à ses habitants. Voyant la misère de tous les orphelins autour d’elle, en un instant elle réalisa qu’elle avait là une grande responsabilité.

Abandonnés à eux-mêmes, beaucoup de ces enfants étaient voués à une mort certaine et les autres ne pouvaient s’attendre qu’à une vie de misère.

Elle prit alors la décision de faire tout ce qui était en son pouvoir pour en sauver le plus grand nombre. Elle savait que cela demanderait de sa part un total renoncement, un combat sans relâche pour les nourrir, les vêtir, les loger, les protéger…

Elle accueillit d’abord chez elle tous les enfants qu’elle trouva errant sur les routes.

Puis, de nouveaux combats l’obligèrent à tout abandonner et à fuir. Prenant alors ses bijoux, tous les objets de valeur qui lui restaient, et l’or que son mari avait mis à l’abri, elle rassembla autour d’elle les orphelins du village et partit avec eux en chantant.

De village en village, de ville en ville, d’autres enfants abandonnés se joignirent à eux. Quand elle arriva à Nam Dinh, à quatre-vingts kilomètres de Thanh Hoa, Mme Ngai avait six cents orphelins autour d’elle.

Dans un premier temps, elle décida de s’établir dans cette ville et y acheta une grande maison où tout le monde put être logé.

Elle espérait faire oublier peu à peu à ces malheureux les drames qu’ils avaient vécus, mais elle ne se doutait pas que le combat était loin d’être terminé.

La guerre faisait toujours rage, et dans son sillage, il y avait non seulement la misère sur le plan matériel, mais aussi la haine, les vengeances…

Lorsque Nam Dinh tomba entre les mains des Viêt-minh, elle dut à nouveau s’enfuir.

Au cours des six années qui suivirent, Mme Ngai et ses protégés furent obligés de partir cinq fois, en abandonnant tout.

A peine commençaient-ils à goûter le repos et la paix qu’ils étaient à nouveau chassés sur les routes sans savoir où aller ni où s’abriter. Fuir, fuir toujours plus loin, tel fut leur sort durant toutes ces années de souffrance.

La “Mère de Mille Enfants”

Puis, un jour, ils arrivèrent à Haïphong, la ville côtière qui s’était transformée en un immense camp de réfugiés, où des malheureux, ayant tout perdu, affluaient chaque jour dans l’espoir de pouvoir s’embarquer sur un navire pour aller s’établir ailleurs.

Le maire de Haïphong mit à la disposition des orphelins une belle propriété, et la ville aida à les nourrir, jusqu’au jour où les Français eurent besoin de cette maison pour en faire un hôpital.

Mme Ngai dut alors à nouveau déménager, dans une maison nettement moins adaptée. Mais jamais le découragement n’arrêta cette femme extraordinaire. Son but était de sauver les enfants qu’elle avait recueillis et rien ne pouvait l’en détourner.

Sa fortune personnelle n’était pas suffisante pour faire face à tous les frais, mais elle sut émouvoir bien des hommes influents pour obtenir de l’aide lorsque cela était nécessaire.

Ainsi, par exemple, à deux reprises réussit-elle à obtenir de l’armée française un important surplus d’uniformes qu’elle fit découdre et retailler pour vêtir son petit monde.

Pour les habitants de Haïphong, elle n’était pas Mme Ngai mais tout simplement “la Mère de Mille Enfants”.

An-Lac”, “l’Orphelinat de la Paix”

Quelques années plus tard, le colonel Dutoit de l’Armée française, accompagné d’un médecin et de trois amis, rendit visite à son orphelinat, simple mais propre et chaleureux, auquel elle avait donné le nom de “An-Lac”, “l’Orphelinat de la Paix”.

Le colonel Dutoit, qui connaissait bien Mme Ngai, lui demanda alors de raconter son histoire.

“Non, colonel, répondit-elle modestement. Il faut vivre dans le présent. Le présent pour moi, c’est la vie de cet orphelinat aujourd’hui”.

L’officier se leva alors, et devant les quelques amis présents, il raconta lui-même, avec beaucoup d’émotion, l’étonnant récit de la vie de cette femme qui avait réussi à déjouer tous les pièges et surmonter d’innombrables obstacles pour sauver ces orphelins des horreurs de la guerre.

“Savez-vous, demanda-t-il, combien de gosses dorment ici, près de nous, ce soir? Mille quatre-vingt-neuf exactement… Je me suis longtemps demandé, conclut-il, où Mme Ngai avait puisé la force nécessaire pour mener à bien une telle entreprise, malgré tous les obstacles. Je crois avoir compris: c’est parce qu’elle a foi dans l’homme.”

“Mais non, colonel, s’empressa alors d’expliquer Mme Ngai, toute émue, si j’ai fait cela c’est tout simplement parce que, un soir à Thanh Hoa, un enfant m’a prise par la main, alors que j’étais folle de douleur, et m’a dit: «Maman, j’ai faim.» Au fond, c’est moi qui ai une dette de reconnaissance envers les gosses: sans eux, quelle raison de vivre aurais-je eue? J’aurais vieilli avec ma richesse sauvée du désastre et je serais morte avec la conviction que tout était absurde et que mon existence avait été vaine.”